mardi 17 mai 2016

Le thriller au cinéma: témoin de la violence des sociétés modernes - Partie 2

Le thriller au cinéma: témoin de la violence des sociétés modernes - Partie 2

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3. Le thriller, une histoire d’irrationnel

Ce qui fait trembler les sociétés est aussi ce qu’elles ne comprennent pas. Les sociétés antiques inventaient des dieux comme la cause de l’inexplicable et proposaient des récits dans lesquels les dieux étaient à figures humaines. Loin d'être vertueux, que ce soit en Égypte, Grèce ou Rome, dieux et déesses exprimaient des sentiments humains, bons ou mauvais, dans lesquels les habitants de la vallée du Nil, des cités grecques ou de l'empire romain pouvaient projeter leurs propres tourments. Avec l'avènement du Christianisme, l'angoisse s'est déplacée. Bien et Mal seraient dans les mains d'un Dieu et d'un Diable qui se disputeraient le contrôle de l'humanité sur Terre.
Chaque croyant redouterait alors être possédé par le mal ou que son proche le soit.
Curieusement, cette peur du triomphe du mal n’a absolument pas disparu. Mais cette société contemporaine traversée par le rationalisme va inspirer le cinéma en jouant justement sur le recul apparent de la religiosité des populations occidentales. Comme pour les sociétés antiques, ce qui ne peut s'expliquer peut l'être par deux manières: soit une raison religieuse dépassant l'homme, soit une explication irrationnelle dans laquelle la nature s'en prendrait à l'Homme dominant. L'angoisse cinématographique atteint son paroxysme alors lorsque le spectateur cherche une explication rationnelle à ce qu'il voit à l'écran et redoute un dénouement autre.  Terrifiant !

Par exemple, en 1960, le britannique Wolf Rilla réalise Le village des damnés. Ce film, aux moyens très limités, plonge le spectateur dans une angoisse spirituelle intense.
Des quartiers entiers plongés dans l'inconscience totale, puis un retour inexpliqué à la vie, des femmes en âge de procréer toutes enceintes, des enfants qui naissent tous blonds aux yeux bleus, avec une intelligence hors du commun dont le dessein est de dominer l'humanité. Et aucune explication logique à tout cela.
Ce thriller aborde un genre nouveau car il relève d'abord du fantastique. Il faut admettre ce qui est apporté par le scénario comme un fait. Mais ce qui fait que ce film fantastique devient surtout un thriller, c'est que le thriller s'appuie sur des angoisses réelles des spectateurs. Et celles-ci viennent des communications médiatiques et scientifiques sur les mutations génétiques des humains, que celles-ci soient liées aux effets du nucléaires ou à l'évolution des espèces. Cela repose aussi sur les recherches sur les capacités cérébrales humaines avec des études sur les possibilités de contrôler le cerveau et les pensées (voir à ce sujet cet article sur Lire dans les pensées montrant combien Est et Ouest étaient en compétition pour découvrir comment contrôler les esprits des individus!).
Ce que le film révèle, c'est justement l'absence de toute notion de Bien et de Mal chez des enfants nés manifestement par d'autres moyens que ce que la biologie expliquent. Leur comportement est purement logique et guidé par un instinct de survie du groupe. Aucune empathie individuelle ne se manifeste chez ces enfants. C'est là aussi un élément d'angoisse supplémentaire car l'adulte est censé éduquer l'enfant à distinguer le Bien du Mal. Or l'adulte n'est vu ici que comme une source de connaissance potentielle et en aucun cas une source de morale. Cette absence de Morale (religieuse ou autre) participe au thriller. Sociopathes congénitaux, ces enfants sont l'antithèse des valeurs occidentales dont les principes reposent justement sur le respect des autres (au moins dans le discours et dans les valeurs proclamées). Le happy end des films est d'ailleurs marqué par cela puisque le happy end ne correspond pas au triomphe des personnages principaux dans leur quête mais au triomphe des valeurs morales et juridiques de la société (voir à ce sujet Le happy end: une notion très importante pour comprendre une société).
L'angoisse générée par le film est donc la confrontation entre l'irrationnel (l'existence de ces enfants) et leur comportement extrêmement rationnel (leur survie en éliminant tout obstacle à leur existence et développement) qui peut apparaître finalement comme une parabole de la société contemporaine des spectateurs des années 1960: les enfants représentants un groupe homogène sans morale, aux compétences intellectuelles supérieures, ayant pour objectif de s'imposer aux autres, quitte à ce que cela se fasse par l'élimination physique des autres individus.
Cette réminiscence de l'idéologie nazie de par le morphotype des enfants et l'absence de respect de la vie des autres humains vient aussi se téléscoper avec les idéologies opposées de part et d'autres du rideau de fer. Le Noir et Blanc vient accentuer ces effets: la blondeur et la clarté des yeux des enfants contrastent avec le côté sombre de leurs agissements. Pour seul effet spécial, le changement de couleur (ou plutôt de clarté) des yeux de ces enfants quand ils influencent les pensées des humains "normaux". Et comme Hitchcock le théorisait, le scénario montre d'abord ce dont sont capables de faire ces enfants fantastiques (dans tous les sens du terme), laissant entrevoir que s'ils peuvent contrôler l'esprit de ceux qui leurs résistent, laissant imaginer aux spectateurs qu'ils sont capables de bien davantage encore... jusqu'au pire!

En 1963, le maître du thriller, Alfred Hitchcock réalisait un des ses films les plus célèbres mais aussi les plus obscurs: Les oiseaux.
Cette œuvre reprend finalement le même principe que Le village des damnés, c'est à dire l'irruption incompréhensible d'un phénomène apparemment normal dans une communauté humaine sans histoire apparente.
Comme les enfants du film britannique, les oiseaux ne constituent pas généralement une menace identifiée pour les humains. Ils n'ont pas de valeur morale. Ils ne font ni le Bien, ni le Mal. Pourtant, sans explication aucune, ces oiseaux deviennent un groupe cohérent représentant une menace pour un village tout entier. Au blond des enfants du Village des damnés correspond le noir corbeau de ces oiseaux hostiles. Dans cette séquence célébrissime, Hitchcock développe à la perfection le principe d'amener le spectateur à l'angoisse en lui donnant des informations avant le drame. Ainsi, lorsque les premiers oiseaux viennent sur le jeu pour enfant derrière l'héroïne interprétée par Tippi Hedren, ils ne sont que des corbeaux comme chacun peut en voir dans un village. Ils n'ont aucun dessein particulier sinon que de se comporter en oiseau, à la recherche peut-être de nourriture ou de repose. Quand par plusieurs plans successifs, coupés par d'autres de l'héroïne fumant simplement une cigarette, ces oiseaux deviennent plus nombreux, obscurcissant l'image tout entière, ils ne sont plus des oiseaux. Ils représentent un groupe cohérent et homogène représentant une menace. Pourtant, ils n'ont encore pas agi. Mais le spectateur identifie un caractère irrationnel, tout en essayant de comprendre pourquoi! C'est de ce hiatus que naît l'angoisse. Il ne s'agit pas d'affronter ici un psychopathe dont on arrive à comprendre finalement qu'il est un malade mental. Il s'agit d'affronter un élément naturel organisé de manière "non naturelle". Que des oiseaux se regroupent ainsi et se meuvent ensemble est irrationnel. Y a-il un organisateur à tout cela? Est-ce que cela s'explique par une intelligence supérieure et ignorée de ces animaux? Avons nous méprisé cette intelligence animale ou bien celle-ci s'est elle révélée soudain par des moyens extérieurs? Et s'ils attaquent les humains, sont-ils le Mal? Le Mal n'est-il pas seulement humain? Ou diabolique?
L'angoisse que génère Les oiseaux en général et cette séquence en particulier témoigne en réalité d'une chose: la peur d'une revanche de la nature face à l'Homme tout puissant qui a la prétention de justement contrôler la nature jusqu'à ce prendre pour un créateur, donc un Dieu. C'est un rappel dans cette société dans laquelle la religiosité recule face au triomphe de la rationalité et de la science qu'il y a des choses qui restent inexplicables et que la nature pourrait dégager des énergies capables de détruire l'Homme et pourtant hors d'atteinte de sa compréhension. D'ailleurs, le film se conclut sans explication rationnelle!

Dans Rosemary's baby, Roman Polanski propose en 1968 une approche plus traditionnelle de l'angoisse religieuse, celle faisant s'affronter le Bien au Mal, Dieu au Diable, mais en intégrant des logiques extrêmement contemporaines. Autour du personnage de Rosemary interprétée par Mia Farrow évoluent des individus dont les motivations semblent a priori positives. Mais Polanski crée l'angoisse en distillant des indices multiples sur l'identité réelles ou possibles des voisins de Rosemary (voir à ce sujet Rosemary's
baby: le triomphe du Mal?). Mais c'est surtout autour de la notion de paranoïa que le cinéaste va tourner les séquences les plus marquantes. Car à toute irruption de l'irrationnel - sorcellerie ou culte démoniaque - Polanski répond par des explications rationnelles maintenant le spectateur dans le doute permanent. Ainsi, quand Rosemary découvre que le nom d'un sorcier célèbre est l'anagramme du nom de son voisin, cela lui prouve l'identité
réelle de ce fameux voisin. Mais Polanski a bien pris soin de filmer également que les mêmes lettres peuvent donner bien d'autres mots.
En pleine guerre du Vietnam, alors que les théories du complot se multiplient depuis les assassinats des frères Kennedy, Polanski offre à ses spectateurs américains un monde dans lequel un des derniers piliers sur lequel les citoyens de la plus grande puissance planétaire est en passe lui aussi d'être battu par les représentants du Mal. Dieu est mort et c'est une femme au look virginal qui porterait l'héritier du Démon. L'irrationnel spirituel est total mais il s'appuie sur des faits réels, ceux qui marquent les défaites extérieures et intérieures des USA. Si cela est incompréhensible, comme l'expliquer alors autrement que par l'irrationnel? Et donc pas la lutte entre Dieu et le Diable?

Et L'exorciste de William Friedkin sorti aux USA en 1973 allait conforter l'idée que Dieu abandonnait le pays qui inscrit sur sa devise "In God we trust"! Comme dans les films précédemment évoqués, les victimes sont des enfants ou des êtres purs et habituellement innocents. En mettant dans le corps d'une enfant une volonté maléfique, le spectateur assiste alors à une confusion sensorielle comme celle-ci pouvait exister dans Le village des damnés: comment le visage d'une jeune fille apparemment si douce peut incarner en même temps une image démoniaque?
Le film est à la fois un film fantastique pour ceux n'étant pas croyants, un film d'horreur pour les effets de surgissements et autres classiques du genre mais aussi un thriller parce que le réalisateur joue avec ce que ses spectateurs américains connaissent, à savoir les pouvoirs du Diable. Les symptômes existent au début du film et semblent s'amplifier si bien qu'à chaque nouvelle intervention d'un personnage pour sauver la jeune héroïne Regan McNeil, il sait que la réaction du diable en elle va aller de plus en plus fort. Dans cette société américaine extrêmement chrétienne, même si ce christianisme couvre tout le spectre de cette foi, des catholiques aux diverses formes de protestantismes, l'idée que Satan pénètre et infiltre ce qui est censé être le plus pur aux yeux de la population est vécu comme une angoisse terrifiante. Symboliquement, consciemment ou pas, Friedkin réalise une parabole du régime américain qui prétend défendre le Bien en incarnant le champion de la Liberté. Or les contestations sont de plus en plus nombreuses, d'abord du fait du fiasco du Vietnam puis, par les révélations sur l'affaire du Watergate, qui n'ont cependant pas abouti à la non réélection du président Nixon. Peu importe. Le malaise est présent et l'image de la puissance américaine reposant sur des valeurs positives est largement écornée. Regan est une allégorie de la puissance américaine malade qui garde l'image de l'enfance tout en se comportant diaboliquement. Le film résout cela par l'intervention d'un exorciste...

Mais la société occidentale n'est pas seulement traversée par des angoisses liées aux comportements de ses dirigeants, ni à la place qu'occupe désormais la religion ou la spiritualité chez tout à chacun. Elle vient aussi justement de la place de l'individu et de ses aspirations au quotidien. Alors que les sociétés de l'Ouest bénéficient de revenus et de temps libres pour les vacances s'est développé une forme d'individualisme et de consumérisme important amenant chaque citoyen à penser que son sort prévaut sur celui des autres voire sur son environnement. Dans Les dents de la mer, Steven Spielberg repart du mythe du monstre marin qu'on retrouvait et dans les récits homériques et dans la littérature d'aventure du XIXème siècle, comme Moby Dick d'Herman Melville paru en 1851. Mais ce qui est nouveau avec Spielberg, c'est que cette fois-ci, c'est le monstre qui vient défier les hommes sur leur territoire. Sauf que ce qu'ils pensent être leur territoire, la plage, est aussi celui des créatures marines. Ainsi, l'attaque d'un requin dans les eaux bordant une plage devient une angoisse indicible car elle touche une population nombreuse à qui on a donné l'illusion que ce morceau de territoire était désormais sous contrôle de l'Homme. Sauf que si la surface est contrôlée, les fonds restent en réalité le domaine des créatures marines.



L'intérêt de ce film est d'abord cinématographique, Spielberg reprenant les codes du film thriller: musique stressante, espace clos (la mer), ennemi invisible mais danger potentiel annoncé au spectateur justement par la musique, les plans précédant l'attaque en caméra subjective sur le requin, l'absence de plans sur lui comme si nous étions à la fois avec le monstre puis témoin éloigné de ses attaques mortelles.
L'intérêt est ensuite sociologique. En effet,
l'angoisse générée par le film ne repose que sur
le fait que les spectateurs doivent se projeter et s'identifier dans la situation. Ils doivent imaginer pouvoir être la victime d'un requin. Et s'ils peuvent s'identifier, c'est parce que eux aussi vont se baigner à la mer en se rendant sur des plages prétendument sécurisées. C'est parce que la consommation de masse des loisirs, autrefois réservés à une élite aristocratique ou bourgeoise, est un fait que les spectateurs tremblent devant des attaques dont on ne voit finalement pas grand chose.
Le thriller est efficace parce qu'il se propage ensuite chez les spectateurs en d'autres lieux que sur une plage. Même une piscine entraîne des blagues des baigneurs simulant un aileron dépassant de l'eau. Il ne s'agit pas de l'angoisse de la mer mais plutôt celle que l'Homme n'est pas aussi dominant qu'il le croit et qu'il y a des espèces vivantes qui constituent un danger qui se fiche bien de la puissance économique ou technologique de l'Humanité. Le requin hier, la puissance animale se confrontant à celle des grosses machines, le virus aujourd'hui en réponse aux nano technologies.
De fait, Spielberg donne à son monstre une aspiration à la destruction de l'humanité. Il n'est plus seulement un prédateur, il est un être doté de raison qui s'en prend à ce que l'Homme est devenu. Le requin adopte une logique meurtrière symétrique à celle de l'humain, visant à éliminer tout ce qui peut déranger son mode de vie. L'angoisse est donc une angoisse de survie de cette civilisation reposant sur la consommation et la suprématie de l'espèce humaine face à une réponse non civilisée répondant à une logique en soi irrationnelle puisque les animaux ne constitueraient pas en soit une menace civilisationnelle sauf par le truchement du cinéma.

Plus traditionnel, le thriller de Jean-Jacques Annaud Le nom de la rose sorti en 1986 est une enquête policière sur un meurtre. Mais l'action imaginée par l'auteur Umberto Eco et portée à l'écran tourne autour d'une question portant sur les secrets dans un monastère du temps de l'Inquisition. L'intérêt de ce thriller est l'inverse de celui du film de Polanski pour lequel malgré le désir de rationalité pour expliquer ce que Rosemary imaginait de ses voisins, il y avait une forme d'attirance pour croire dans le caractère irrationnel des comportements des Castevet. Dans Le nom de la rose, le spectateur est plongé dans ce qui relève des interventions divines, miracles, malédictions et révélations, relevant toutes de la seule foi et des affirmations de ses gardiens. Mais c'est le réalisateur, par l'intermédiaire de son personnage principal Guillaume de Baskerville, interprété par Sean Connery, qui pousse le spectateur, angoissé par les morts suspects du monastère pour des offenses faites à un ordre divin, à espérer cette fois qu'il y ait une réponse cartésienne - même si le terme est anachronique - apportée par une enquête méticuleuse digne d'un détective de Conan Doyle. Si le film montre une forme d'apaisement vis-à-vis des grands mystères de la foi catholique, il montre surtout que ceux-ci n'apparaissent plus que comme des sortes de superstitions qui n'effraient que les ignorants. Et malgré les injonctions du grand Inquisiteur Bernardo Gui, la foi ne doit pas permettre à une caste de religieux de dominer et soumettre le reste de la population.



4. Le thriller, une histoire de complots

Le dernier exemple, Le nom de la rose, prouve qu'une des principales causes de l'angoisse au cinéma est en lien avec le secret, avec l'inconnu, avec l'idée que le monde ne serait pas seulement dirigé par le visible mais aussi l'invisible, l’invisible étant ce qui laisse le pouvoir apparent au visible mais qui mène en réalité le monde. D'où l’idée des complots expliquant tous les malheurs, entraînant aussi la paranoïa des individus contre un système oppresseur.
Les complots viennent d'abord par les États eux-mêmes. Et leur découverte fortuite peut alors révéler que les citoyens ne sont que des pions quand les enjeux des maîtres du jeu dépassent les lois communes. Ainsi, dans La mort aux trousses, un des plus fameux films de Hitchcock, le personnage de Roger Thornhill incarné par Cary Grant est pris par une organisation criminelle pour un autre, un espion du nom de George Kaplan (voir à ce sujet La mort aux trousses à l'Institut Lumière )Le film qui développe les thèmes des 39 marches de 1935 met alors en scène l'angoisse d'un individu lambda qui se trouverait impliqué dans une machination le rendant coupable de meurtre aux yeux de la justice et d'espionnage au regard de l'organisation criminelle, sans possibilité de pouvoir faire valoir son bon droit à qui que ce soit, trouvant un soutien fortuit en une jeune femme rencontrée dans un train.
Les séquences classiques du thriller s'enchaînent avec des enfermements et des ennemis prêts à arrêter ou tuer le héros. Mais une des séquences les plus mythiques reste celle se déroulant dans l'immensité des plaines agricoles. Contrairement au canon du thriller, Hitchcock va absolument tout faire à l'envers. Sauf prévenir le spectateur de ce qui va arriver. Et l'angoisse va donc naître justement de cette mise en scène dans laquelle l'espace dans lequel se trouve le héros n'est pas fermé et sombre mais ouvert et en plein jour. Pas de musique mais un bruit de moteur au fond, annonçant au spectateur une forme d'incongruité. Et soudain, l'avion passe d'élément du décor à menace objective, chassant littéralement Thornhill. L'effet est spectaculaire du point de vue cinématographique. Mais il ajoute aussi de l'angoisse puisque cela signifie qu'aucun espace n'est synonyme de sécurité pour quiconque, que tout peut être un ennemi potentiel pour chaque citoyen, y compris un espace tranquille comme un open field!

La tranquillité des champs est lié à l'objectif de cet espace, celui de la production agricole pour l'alimentation des populations de plus en plus urbaines. C'est sur cette angoisse alimentaire que le film de Richard Fleisher repose. Soleil vert est à ce titre un thriller d'anticipation (voir Soleil vert au Festival Lumière 2011) qui joue avec une des angoisses du début des années 1970, celle d'une surpopulation et d'une surconsommation des ressources tant énergétiques qu'alimentaires. Ce film trouve aujourd'hui une sorte de deuxième jeunesse au regard des angoisses actuelles et des solutions proposées par certains, et notamment la décroissance, contexte historique lors de la sortie du film en 1973.
Le caractère thriller de ce film réside au départ dans une enquête classique sur l'assassinat d'un dirigeant d'une organisation, Soylent, dont on ne sait s'il s'agit d'une entreprise privée ou publique puisqu'il semble y avoir un monopole pour les produits alimentaires qu'elle fabrique. Puis rapidement, l'enquête policière menée par un inspecteur, Robert Thorn, interprété par Charlton Heston se transforme en quête sur les secrets de cette Compagnie. Sol, dernier rôle pour Edward G. Robinson,  l'ami de l'inspecteur, fait le lien entre le temps d'une époque où la nature était encore sauvage et celui du présent du film.
Dans cette séquence mémorable dans laquelle Sol décide de mourir dans une institution assistant son suicide, l'inspecteur découvre les merveilles de la nature. Et le spectateur comprend, médusé, que les habitants du XXIème siècle ne connaîtront peut-être plus ce qui leur semble encore comme une évidence. La fin de cette séquence doit apporter la vérité à Thorn, mais les paroles que Sol émet ne sont plus audibles. Thorn prend les écouteurs et comprend ce qui lui est dit. Le thriller change donc cette fois-ci de registre. Il a présenté à un personnage ce que le spectateur connaît déjà, les merveilles de la nature, et que Thorn ignore. On comprend évidemment qu'un drame écologique a eu lieu pour que cet homme ignore ces paysages naturels. Mais soudain, c'est Thorn qui a une avance sur le spectateur qui angoisse de savoir alors ce qui se passe dans les usines Soylent. Quel secret révèlent-elles? Et comme tout le film est parsemé de séquences dans lesquelles ceux pouvant révéler quoi que ce soit sont éliminés, l'idée d'un complot sur le dos de la population grandit pendant toute la projection, un complot post-croissance économique.

Redford est le Condor
Il faut dire que les complots sont à la mode en ce début des années 1970, particulièrement aux USA. En 1975 sortaient Les trois jours du Condor, film adapté d'un premier roman de James Grady (Voir à ce titre Entretien avec James Grady, le créateur du Condor ). Dans ce film, le thriller naît de l'idée qu'une institution d'État comme la CIA puisse être dans un premier temps attaquée en plein New-York. Puis, l'ultime survivant, surnommé Condor et incarné par Robert Redford, découvre qu'en réalité, la CIA a une sorte de fonctionnement autonome, comme dissocié du fonctionnement politique légal et visible des Américains. Dans tout le film, la menace va donc planer sur un simple individu, proie d'un système qui semble satisfaire ses seuls intérêts. Après la séquence du massacre de l'unité du Condor, celui-ci découvre les cadavres et fuit pour prévenir ses supérieurs. Lui, membre de la CIA est traqué, grande caractéristique du thriller. Et Pollack le cinéaste va n'avoir de cesse de l'enfermer soit dans des espaces exigus, comme ici dans une cabine téléphonique avec un cadre dans le cadre accentuant encore l'idée de son enfermement. C'est pourquoi Condor cherche alors à rencontrer ses interlocuteurs à ciel ouvert, pour renverser la situation (même si on a vu avec Hitchcock que les grands espaces ne sont pas synonymes absolus de sécurité!). Le film complot est aussi une révélation pour les spectateurs américains car il repose sur des éléments qui font écho à l'actualité, comme les trafic de drogue pendant la guerre du Vietnam ou encore l'affaire du Watergate. À ce propos, la fin du film diffère du livre puisque Condor livre les secrets qu'il a découvert à la presse, sorte de porte de secours et seul moyen pouvant déjouer les secrets des pouvoirs invisibles et souterrains. Cela crée l'idée qu'un contre pouvoir non institutionnel est nécessaire dans une démocratie. Pour les spectateurs, cette séquence finale est une sorte de décompression en fin de projection d'un film qui remet en cause les fondements même de la sécurité du pays. Quand Condor livre les secrets au New York Times, cela fait presque la transition avec Les hommes du président réalisé juste après avec toujours Redford en acteur principal.

Mitch n'embrasse pas sa femme,
il révèle un secret pour que la Firme ne l'entende pas...
Parmi les autres fondements de la société américaine, il y a l'idée la liberté d'entreprendre et la méritocratie qui permet à quiconque de réussir grâce à son talent et à son travail. Dans La firme, Pollack, encore lui, adapte en 1993 le thriller de John Grisham. Mitch - Tom Cruise - est un jeune avocat talentueux et issu d'un milieu modeste. Il réussit à intégrer une firme puissante gérant les questions juridiques de particuliers puissants et de grandes entreprises. Pourtant, il va rapidement être impliqué dans une affaire d'escroquerie des clients de la firme qui utilise des moyens particulièrement efficace pour que ses collaborateurs participent à la spoliation des victimes tout en s'assurant de leur silence. La façade d'une firme renommée contraste avec les méthodes compromettant les collaborateurs qui, victime de chantage, deviennent des opérateurs d'un véritable complot privé.
Comme le préconise Hitchcock, le spectateur va voir progressivement comment le traquenard se referme sur Mitch, par les promesses qui lui sont faites d'un train de vie sans commune mesure avec celui qu'il avait avant de travailler pour la firme. Les spectateurs comprennent rapidement et participent au secret coupable qui va faire de Mitch un obligé de ses employeurs. L'angoisse fonctionne car elle repose sur un présupposé, celui que les spectateurs ont davantage de probabilité d'être un Mitch qu'un dirigeant de la Firme. Par cette projection-identification, le thriller va fonctionner en plein, en ne créant que peu d'effet de surprise mais en jouant comme tout bon thriller sur la notion de suspens. Le premier d'entre eux étant la manière que Mitch va trouver pour annoncer à son épouse et le secret le compromettant - son adultère - et les méthodes de la Firme, qui contrôle tous ses employés pour s'assurer de leur parfaite loyauté envers elle, notamment contre le FBI, seule autorité pouvant faire tomber les dirigeants escrocs.
Et de ce point de vue, Pollack ne manque pas d'ingéniosité de mise en scène, il utilise tous les lieux communs des scène de film romantique pour les détourner. Un baiser dans le cou se révèle être un moyen de révéler un secret sans que des micros puissent l'entendre, un dîner en amoureux devient un moment de révélation de l'adultère, une vengeance de l'épouse bafouée lors d'un repas avec un collègue du mari trompeur s'avère être une collaboration active à la tentative du mari pour faire tomber la firme. Si les codes du thriller sont conservés, avec traque, faux coupable, intervention du FBI ou de la police, la réalisation joue sur une angoisse secondaire mais qui s'avère être finalement la plus importante: l'ambition de Mitch a-t-elle ruiné son mariage? La fin du film comme la révélation de l'adultère diffèrent du livre, beaucoup plus sombre, ce qui corrobore l'idée que l'intrigue du complot est sinon secondaire, du moins pas davantage importante que celle liant Mitch à son épouse. Preuve que réussir sa vie privée était en soi un objectif qui valait le coup que se batte pour.

Mais les complots économiques peuvent aussi rejoindre des complots internationaux. Dans un film français atypique, Christian Carion propose de revenir sur une affaire invraisemblable d'espionnage industrialo-militaire mené par l'URSS contre les USA. Révélée par une taupe surnommé Farewell par un Français, joué par Guillaume Canet, servant de lien entre la taupe, Emir Kusturica, et les services secrets occidentaux. L'affaire Farewell réalisé en 2009 sort donc près d'un quart de siècle après les faits. À la différence des films plongeant les spectateurs dans le contexte immédiat des événements, comme cela pouvait être le cas notamment dans Les hommes du président, L'affaire Farewell est un véritable thriller justement par ce recul par rapport à ce qui est révélé. Cela ressemble à une fiction totale, et ce malgré le fait que des personnages comme les présidents Reagan ou Mitterrand soient représenté dans le film. Comme la plupart des spectateurs ignorent cette affaire, et encore plus son dénouement, y compris pour la taupe, ils assistent alors médusés à un récit d'une imagination terrible, avec l'angoisse rétro-active de ce qui aurait pu arriver. Les contemporains de cette période sont alors angoissés par l'idée que les informations de l'époque n'aient rien révélé, ceux, nés après ou trop jeunes dans les années 1980, peuvent alors allègrement imaginer que ce qui a pu se passer entre les USA et l'URSS pourrait encore se passer entre les USA et d'autres puissances, fussent-elles terroristes. La contemporanéité du film vient bien sûr d'un style cinématographique à la fois classique et moderne. Le jeu des personnages se veut le plus réaliste, y compris celui des dirigeants. Le film n'est pas réalisé comme un film d'Histoire. Si bien que les codes du thriller sont bien respectés: secrets, suspens, traque, espace fermé, musique soutenant les temps dramatiques.
En réalité, le film montre surtout quelque chose de fondamental. Le complot n'est perçu comme tel que lorsqu'on imagine que le secret échappe aux autorités légales. Le complot est donc le point de vue de ceux qui subissent la gestion d'un secret par des autorités.


CONCLUSION
Le thriller repose toujours sur des angoisses des spectateurs d’une société donnée.
Les trente neuf marches ne provoquent plus forcément de l'angoisse parce que trop d'éléments sont éloignés du spectateur. L'aspect technologique est de ce point de vue fondamental. L'absence de téléphone portable ou d'autres moyens de communication numérique de ce film fait que le spectateur ne peut plus se projeter dans les aventures du héros, quand bien même ce qu'il vit pourrait être transposé à aujourd'hui en adaptant sa fuite en intégrant des moyens de communication moderne. 

En quelques sortes, c'est ce qu'on retrouve dans les thrillers contemporains comme par exemple La mort dans la peau : mélange de beaucoup de thrillers : complot, irrationnel (le héros ne sait plus qui il est), violences, traque, musique… en mêlant plusieurs genres : action, psychologie, angoisses quotidiennes…

Si un thriller ne fait plus peur alors qu’il a pu effrayer des générations précédentes, c’est alors soit que le film a vieilli, soit que l’angoisse n’est plus présente dans la société. Le thriller retrouve alors le genre qui le porte: anticipation, fantastique, policier...




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