mercredi 6 mai 2015

"Ladygrey", l'Afrique du Sud en tension

Bonjour à tous

Ladygrey est le premier long-métrage de cinéma d'Alain Choquart, grand chef opérateur, notamment de Bertrand Tavernier. Le film nous plonge en Afrique du Sud, 10 ans après l'apartheid, dans une région rurale du pays, où cohabitent noirs et blancs, sans tension apparente... Pourtant, le sous-titre du film indique le contraire: "Aucun secret ne reste enfoui pour toujours". L'absence de tension n'est qu'un leurre, que le cinéaste va travailler tout le long du film.
(À Lyon, ce film est à découvrir au Comoedia)



Bande annonce:


Un film mosaïque
Le choix d'Alain Choquart n'est manifestement pas de nous raconter l'histoire d'un homme mais d'une idée, d'un espoir. La première séquence résumerait presque à elle seule le propos. Un poisson se retrouve hors de l'eau quand un aigle pêcheur vient l'attraper de ses serres puissantes pour le manger. Et alors que le rapace est arrêté, un filet vient à son tour le saisir, lui ôtant la liberté et le maintenant de fait dans un semblant de vie puisque la cage dans laquelle il se retrouve prisonnier l'empêche de déployer ses ailes.
C'est donc bien de la notion de liberté que le film va développer. Mais ce point va échapper momentanément au film. Car il s'agit de présenter la situation qu'Alain Choquart va s'ingénier à étaler sans qu'une dramaturgie ne surgisse clairement. De nombreux personnages se succèdent, manifestement avec des liens entre eux, pas toujours clairement établis, quasiment sans dialogues, et forment ainsi autant de pièces dont on comprend rapidement qu'elles doivent être repositionnées pour en comprendre le sens.

De cette mosaïque désordonnée, un personnage détonne le plus. Mattis, interprété par Jérémie Rénier, n'est pas un Afrikaner. Il est le fils d'Henri, un médecin français idéaliste interprété par un Claude Rich formidable malgré une composition limitée dans ses déplacements! Mattis souffre manifestement d'une légère déficience mentale mais il parle. Il est celui qui parle le plus de tous les personnages du film. Et pourtant, il est celui qui semble ne pas avoir conscience du monde dans lequel il vit. Par cette parole difficile, il incarne à la fois la difficulté de se faire comprendre des autres tout en aspirant à une liberté dont le prix à payer est pour lui exorbitant: tuer des animaux innocents.
De fait, Mattis est une forme allégorique de chacun des personnages. Tous aspirent à une liberté, à une forme de paix intérieure mais tous, par leur incapacité à communiquer, semblent incapables d'y accéder, car les efforts à consentir leur coûteraient énormément. Tous ont un secret enfoui, un traumatisme indicible dont ils ne peuvent se libérer par la parole.
Et soudain, au détour d'une séquence anodine, est révélé aux spectateurs comme à une des héroïnes, Olive, la femme d'Angus (Emily Mortimer): onze noirs ont été tués par une milice à Ladygrey sans que leur corps n'ait été retrouvés. Le centre de gravité du film jaillit enfin.

Un silence pesant
La force du film réside dans son économie de dialogues. Chaque situation se déroule presque sans que les protagonistes n'explicitent clairement ce qui se passe à l'écran ou ce qui s'est passé ou ce qui pourrait advenir. Pour ne prendre qu'un exemple de sous-entendu, le spectateur assiste à une séquence dans laquelle Estelle, jeune femme noire et fille adoptive de Henri, essaie d'avoir la garde officielle de son frère Mattis. En sortant du bureau, elle croise le regard d'un homme. Plus tard, elle affirme qu'elle sera aidée par un homme du bureau. Enfin, nous voyons cet homme, furtivement montré précédemment, rejoindre Estelle qui lui offre son corps en échange de l'obtention du document administratif convoité. Aucun mot n'aura été échangé entre elle, la femme noire, jeune et belle, et lui, l'homme blanc, finalement sûr d'une supériorité qui lui permet d'obtenir une faveur sexuelle contre un document sans valeur pour lui.
C'est ce donc ce silence entre les êtres qui prévaut pendant tout le film. Les mots prononcés sont au mieux fonctionnels, parfois interrogatifs, sans jamais véritablement de réponses aux questions posées. Samuel, un blanc (Peter Sarsgaard) a son électricité coupée par des opérateurs noirs. Nous ne saurons jamais pourquoi il n'a pas les moyens de la payer alors qu'il a un emploi. Il insulte ces hommes qui lui enlève cette source d'énergie sans que ceux-ci ne réagissent à la provocation. Par cette séquence, Alain Choquart interpelle aussi sur la réalité des Blancs en Afrique du Sud, pas tous riches Afrikaners grand propriétaires terriens comme peut l'être son patron Angus (Liam Cunningham, plus granitique que jamais). Mais beaucoup étant de simples ouvriers comme purent l'être en Algérie bien des pieds-noirs.
Parfois, les mots sont ordonnés, suppliants. Ce sont les prières de Waldo qui interpellent, en français, un dieu pour qu'il lui permette de protéger un tunnel secret... un autre secret parmi tant d'autres.
Le silence est à tous les niveaux, d'Henri, alité, qui refuse de demander à sa fille de lui permettre d'uriner dans le récipient prévu à cet effet à Olive qui ne dit rien à son mari bien qu'elle ait compris qu'il avait une relation avec une prostituée, Estelle. De fait, plus que des silences, ce sont les non-dits qui paradoxalement, éclatent dans ce film, créant une atmosphère finalement plus étouffante que bien des films à suspens.
Chaque situation résonne comme une sorte de bombe à retardement dans laquelle la mèche est la rancœur accumulée et le détonateur pourrait être une frustration la plus futile. Samuel a perdu sa femme, une Française, tuée par l'action d'activistes noirs en représailles au massacre des onze de Ladygrey. Le voici donc veuf, père d'un orphelin qu'il faut nourrir et éduquer alors qu'il n'en a manifestement pas les moyens.



Derrière ces non-dits, c'est donc bien la situation sud-africaine qu'Alain Choquart décrit. Curieusement, en prenant un parti radicalement différent de Zulu, le livre de Caryl Férey adapté au cinéma par Jérôme Salle en 2013, le cinéaste ne dit pas grand chose de différent du pays de Mandela. Si Zulu est d'une rare violence, où les mots sont ici prononcés, il montrait également cette situation sur le fil du rasoir d'un pays dont les populations cohabitent dans une défiance permanente et où le pardon permis par la commission Vérité et conciliation présidée par Desmond Tutu n'a fait que mettre un mouchoir sur les envies de vengeance.
Tout dans Ladygrey montre que les Noirs ont des griefs contre les Blancs, notamment contre Angus, et que les Blancs continuent à traiter les Noirs comme des êtres sinon inférieurs, du moins à dominer et exploiter.

Et quand Olive, qui soigne Henri, l'interroge sur son passé, sa présence dans ce pays et sur ses liens avec Mattis et Estelle, celui-ci se livre enfin. Et, en quelques minutes, livre un récit qui donne du sens à tout ce que le film avait jusqu'alors montré. En se soulageant, il soulage le spectateur car il comprend alors ce qu'il voyait comme une situation figée mais dont il ne pouvait percevoir ce qui avait pu réellement se passer pour en arriver là. La parole d'Henri, au lieu de raviver des douleurs, ressemblent finalement à une nécessité d'exprimer ce qui fut, sans le nier, pour pouvoir enfin avancer.


Un film d'espoir? ATTENTION - RÉVÉLATION SUR LA FIN DU FILM

La violence du film s'exprime essentiellement par la mort donnée aux animaux, par les animaux eux-mêmes (les chacals tuent les moutons d'Angus) ou par les hommes (Mattis tuent par exemple des chatons). Pourtant, la violence est sous-jacente, à chaque moment.
Puis, soudain, le film change presque de registre. Tout comme la parole d'Henri avait permis de comprendre la situation, la découverte d'ossements correspondant manifestement à ceux des onze tués de Ladygrey, va permettre de rompre la situation figée vécue par les communautés. Le temps, par cette découverte, reprend son cours. Et les natures de chacun se révèlent.
Angus fait confiance à des hommes noirs pour tuer des chacals, découvre que sa femme pourrait avoir une relation avec un autre homme mais ne hurle pas. La révélation des corps n'a pas provoqué une fureur mais paradoxalement un apaisement des tensions.
Et le tunnel secret de Waldo prend enfin son sens, l'amenant à la rivière dans laquelle sa mère a disparu. Loin de provoquer une colère, la vue de cette rivière provoque chez Waldo une sorte de satisfaction émotionnelle, comme s'il avait finalement créé un lien entre son monde, celui où il vit avec son père, et celui dans lequel repose sa mère.

Le film d'Alain Choquart est donc un film d'espoir, celui que ces communautés qui ne partagent pas seulement un territoire commun mais aussi un passé, aussi douloureux soit-il, et un destin commun, puissent désormais se retrouver dans la paix. Idéaliste comme Henri venu créer un dispensaire pour soigner les Noirs d'Afrique du Sud pendant l'Apartheid, le cinéaste ne reste pas pour autant dans une béatitude niaise. Il ne nie pas les difficultés, ses personnages ne sont pas des caricatures, les Blancs comme des méchants absolus et les Noirs comme des gentils. Au contraire, tous sont des personnages complexes comme Angus, qui, bien que bourreau en son temps, apparaît davantage comme le produit d'une société passée que comme un être impitoyable. Alain Choquart réussit à saisir son évolution jusqu'à finalement faire confiance à ceux qui furent autrefois ses ennemis, sans pour autant le transformer en un mouton. Peu bavard au début du film, il ne l'est pas plus à la fin. Ses gestes parlent pour lui.
Sans manichéisme, Alain Choquart conclut son film en image inversée de son ouverture. L'aigle pêcheur rendu libre symbolise la situation qui permettrait au pays de se sortir de cette situation de stupeur permanente. Rendre libre les individus de s'exprimer, de communiquer, d'échanger entre eux malgré leurs différences culturelle ou ethniques, voilà ce qui leur permettrait de décoller et de mettre fin à une défiance qui existe encore aujourd'hui.

À bientôt

Lionel Lacour

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