mercredi 4 mars 2015

Pour en finir avec le mythe d'un cinéma objectif!

Bonjour à tous,

en 2004, Elie Chouraqui, réalisateur de Paroles et musique, des Marmottes et autres chefs-d'œuvre du cinéma, réalisait un reportage pour l'émission "Envoyé Spécial" intitulé Antisémitisme: la parole libérée. Ce documentaire tourné à Montreuil devait démontrer la progression de l'antisémitisme que les élèves de l'ORT (école juive) subissaient de la part de ceux du collège Paul Eluard. Invité à commenter son travail, Chouraqui affirmait avoir réalisé un film 100% objectif. Peu importait que ses élèves juifs soient filmés en rasant les murs, que des musiques angoissantes accompagnent les images ou que certains cadrages laissent penser que les antisémites étaient essentiellement d'origine arabe. Non, son travail était totalement objectif, ce qu'il répète d'ailleurs dans le DVD sorti après la première diffusion du reportage, en revendiquant une absence de parti pris. Tu penses.

Une telle affirmation est à la fois consternante au regard du reportage du réalisateur où le parti pris saute aux yeux, mais surtout consternante pour toute personne
ayant déjà réfléchi un minimum à la réalisation. Les élèves d'option cinéma apprennent d'ailleurs cela en premier. Tout plan, tout cadrage, tout mouvement est déjà un parti pris, celui de mettre en image ou celui d'exclure de l'image. Par définition, le cinéma n'est ni objectif, ni neutre. Il est le produit de choix du réalisateur de montrer ou de ne pas montrer. Faire un choix est déjà un parti pris. Chouraqui a peut-être confondu objectivité avec honnêteté. Pourquoi pas. Que l'antisémitisme existe et progresse, les événements tragiques récents le démontrent. Que Chouraqui revendique alors son parti pris dans sa dénonciation de la montée de l'antisémitisme plutôt que de proclamer l'objectivité de son travail.
Mais le souci est qu'il n'est plus le seul à penser qu'un film devrait être 100% objectif. Dernièrement, Timbuktu d'Abderrahmane Sissako était assailli par des critiques lui reprochant de ne pas tout traiter des malheurs du Mali (voir à ce sujet mon article "Le syndrome Timbuktu"). Ce qui lui était reproché, c'était les choix qu'il avait fait, ceux d'évoquer le djihadisme et ses conséquences barbares sur les populations du Mali. Peu importait que son long métrage évoquât des thèmes bien peu traités, notamment par le cinéma africain. Il aurait fallu que Timbuktu montre aussi (et surtout?) un néocolonialisme français, vrai mal qui rongeait le pays. Objectivité toute relative donc!

La question de l'objectivité est depuis longtemps au cœur de la question de toute reproduction du réel, que celle-ci soit littéraire ou picturale. Déjà la photographie posait la question du vrai puisque l'image produite ne semblait pas venir du talent artistiques du dessinateur ou du peintre mais de la magie de la chimie captant la lumière. Jusqu'à ce que l'on réalise que le talent du photographe n'était pas dans le saisissement de la lumière sur une plaque de verre - et plus tard sur une pellicule puis sur un support numérique - mais dans l'art qu'il mettait à faire des choix de cadrage, d'utilisation de la lumière, naturelle ou artificielle, qui rendait unique chaque photographie et qui distinguait surtout chaque photographe. Le cinéma venant, les mêmes qualités allaient permettre de comprendre que l'outil caméra ne suffisait pas à faire un bon film. L'art cinématographique consistait à donner du sens aux images tournées, au-delà de la simple reproduction d'un réel illusoire. Quiconque a réalisé un film amateur lors d'une fête familiale ou a utilisé son smartphone pour conserver un instant remarquable de sa vie comprend ensuite à la fois ce qui a été enregistré mais aussi ce qui est resté en dehors de toute reproduction, le fameux hors champ qui, n'étant pas définition pas à l'écran, n'existe donc pas pour les spectateurs n'ayant pas vécu l'événement filmé, à commencer par le cameraman lui-même!

L'objectivité est un terme en fait terriblement anti-artistique, réservé aux scientifiques. L'objectivité est factuelle. Un animal est brun ou blanc, un élément chimique est acide ou basique. Cela est mesurable. Il n'y a pas d'interprétation subjective possible. De même pour le sport. Un score est un score, un temps de course ne souffre d'aucune interprétation autre que celui d'une erreur de déclenchement du chronomètre. Mais à partir du moment où on doit déterminer qui de Messi, Zidane ou Maradona est le plus grand footballeur de l'histoire, la subjectivité de chacun l'emporte car les éléments de comparaisons sont justement incomparables: pas les mêmes adversaires, pas les mêmes coéquipiers, pas la même manière de s'entraîner, pas la même manière de filmer surtout et donc pas les mêmes souvenirs. Celui que l'on a vu le plus briller brille inconsciemment plus que celui dont l'image était plus rare. Parce que le football est devenu un produit télévisuel phare des pays occidentaux, Messi est aujourd'hui plus vu par les fans de foot que n'a pu l'être Zidane et encore plus Maradona. Le documentaire Zidane, un portrait du 21ème siècle réalisé en 2006 par Douglas Gordon et Philippe Parreno était-il objectif? Révélait-il vraiment tout le talent du meneur de jeu de l'équipe de France de football ou était-il le choix des réalisateurs?

Ce détour par le football et la subjectivité du jugement par le visionnage avait pour objectif de comprendre un des soucis des ethno-cinéastes filmant des peuplades reculées comme en Amazonie pour en déterminer les fondements sociétaux. Suivre les hommes à la chasse puis les retrouver dans le village, rapportant le gibier que les femmes prépare pour les repas à venir, c'est de fait donner l'impression que le village repose sur des bases patriarcales. Inversement, rester dans le village, montrer le travail des femmes, et notamment l'éducation des plus jeunes et ne voir arriver les hommes qu'après leur chasse laisserait comprendre que le village est dominé par les femmes. Et équilibrer les images pour montrer les unes et les autres à égale durée sur un documentaire amènerait à penser que la société présentée est égalitaire. L'image n'est donc pas neutre et en aucun cas objectif. L'ethno-cinéaste tendra à l'objectivité en essayant de reproduire avec honnêteté ce qu'il voit et surtout ce qu'il ressent. Mais ce ne sera jamais que son point de vue, dans ce cas celui d'un occidental qui aurait déjà une représentation de sociétés plutôt dominées par des hommes, en Europe notamment, et qui appliquerait sa grille de lecture aux sociétés archaïques filmées. Mais ce ressenti, ces éléments de domination ou de pouvoir peuvent ne pas être perçu de la même manière par ceux qui ont été filmés.


Le cinéma n'est pas un art objectif. S'il l'était, ce serait déjà un oxymore! Fiction ou documentaire, le cinéma impose un point de vue, qui peut être honnête ou malhonnête, (voir à ce sujet mon article Les documentaires sont-ils des documents d'historiens? notamment sur le débat autour du film La cauchemar de Darwin). Les seules caméras filmant objectivement sont celles qui sont fixes dans nos rues. Aucun choix de cadrage, aucun mouvement. Donner leur la possibilité d'être dirigée par un poste de contrôle dont un opérateur pourrait déclencher un zoom ou opérer un panoramique, elle deviendrait, même sans objectif artistique, un outil beaucoup moins objectif mais finalement plus intéressant. Quand Elie Chouraqui prétend que son documentaire est 100% objectif ou quand d'autres dénoncent la subjectivité d'un film, c'est qu'au choix, ils n'ont rien compris au cinéma, qu'ils ne savent pas ce qu'est l'objectivité ou qu'ils aimeraient voir sur grand écran les images saisies par une caméra de surveillance, fixe de préférence.
Vive le cinéma subjectif, c'est le seul qui peut être critiquable.

À bientôt
Lionel Lacour

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