samedi 25 janvier 2014

Jugement à Nuremberg: une longue réflexion sur l'Histoire, le Droit et la Justice

Bonjour à tous,

en 1961, Stanley Kramer réalisait Jugement à Nuremberg, rassemblant pour l'occasion une pleïade invraisemblable de stars: Spencer Tracy, Richard Widmark, Burt Lancaster, Marlene Dietrich, Judy Garland ou encore Montgomery Clift.
Le film relatait le troisième procès de Nuremberg qui s'est tenu en 1948, après le plus célèbre organisé entre 1945 et 1946 et qui avait permis de définir de nouveaux crimes, notamment celui de crime contre l'Humanité.
Le film de Kramer s'inscrit dans un contexte historique très particulier. En 1961, la guerre froide n'est plus vraiment ce qu'elle était, malgré quelques coups d'éclat comme la construction du mur de Berlin par les Soviétiques ou bien la tentative de débarquement américain dans la baie de cochons à Cuba. En revanche, la question nazie semblait avoir été tranchée après les jugements de Nuremberg, ayant donné lieu à des condamnations allant jusqu'à la peine capitale. Si bien que ceux n'ayant pas été attrapés purent croire qu'ils ne seraient plus inquiétés après avoir fui dans certains pays peu regardant sur leur passé nazi ou pouvant tirer profit de ce passé, que ce soit aux USA ou dans le bloc de l'Est. Or, en 1960, l'arrestation d'Adolph Eichmann, nazi ayant eu en charge la mise en œuvre de la Solution finale, par les services secrets
israéliens, le Mossad, va mettre en lumière la réalité cette diaspora nazie vivant en toute impunité. Fortement médiatisée, cette arrestation va s'accompagner ensuite d'un procès retentissant à Jérusalem en 1961, aboutissant à la condamnation à mort et à l'exécution du nazi. Avec cet événement, c'est donc bien sûr toutes les questions de culpabilité et de responsabilités de chacun qui vont resurgir. Comment un être aussi insignifiant qu'Eichmann a pu commettre ces atrocités? C'est finalement ces questions que le film de Kramer va aborder, en n'épargnant aux spectateurs aucune des interrogations philosophiques ou morales, tout en le plongeant dans un contexte historique finalement assez proche puisque le procès évoqué date de 1948, soit moins de 15 ans avant la sortie du film.





Burt Lancaster - Ernst Janning - au premier plan
Un vrai procès pour un film de fiction totale
Les personnages de Kramer sont des personnages de fiction. Les noms ne sont pas ceux des accusés des vrais procès, ni même ceux des magistrats ou avocats. Ainsi, Ernst Janning, un des principaux accusés interprété par Burt Lancaster représente en fait Franz Schlegelberger qui fut ministre du Reich à la Justice entre 1941 et 1942.
Kramer s'appuie donc sur une réalité historique, celui des procès de nazis, pour construire un film qui ne cherche pas à reproduire fidèlement la réalité du déroulé du procès. Mieux, son film reconstruit les débats, résume en 3 heures ce qui correspond à huit mois de procès. Ce qui intéresse le réalisateur et son scénariste Abby Mann pour qui c'était la première expérience au cinéma, c'est d'extraire différentes situations clés du procès mettant en avant toutes les difficultés qui se présentaient à lui.
Pour se faire, Kramer a recours à différents stratagèmes. Le premier d'entre eux réside dans le casting. Faire de Lancaster un salaud était peu envisageable. S'il fut souvent un voyou dans le cinéma hollywoodien, il n'était jamais un vrai "mauvais garçon". C'est tout l'inverse dans ce film qui se présente aux yeux du spectateur puisqu'il est présenté comme un homme brillant et humaniste qui aurait commis l'irréparable.
Le juge Haywood - Spencer Tracy -
face à Mrs Bertholt - Marlene Dietrich
Toujours côté casting, Marlene Dietrich interprète un rôle absolument bouleversant, celui d'une femme dont le mari, un officier aristocrate, a été condamné à la pendaison pour avoir combattu pour Hitler. Or le spectateur américain ne peut ignorer ce que représente Dietrich. C'est une star allemande qui a quitté son pays pour rejoindre le camp américain. Et entendre la chanson de Lily Marlene en plein Nuremberg montre toute l'ambiguïté de la situation. Chanson allemande traditionnelle mais aussi chant pour les Américains immortalisé par cette même Marlene Dietrich.
Et le casting joue sur ces paradoxes. Widmark, acteur ayant souvent joué le salaud, est utilisé ici pour représenter le procureur qui s'acharne pour faire condamner tous les Allemands présentés devant un tribunal. Il est alors curieux de ne pas ressentir beaucoup de sympathie pour un magistrat dont le rôle est de poursuivre des criminels nazis.

Montgomery Clift dans une interprétation magistrale
Que dire encore de l'interprétation de Montgomery Clift dans celui d'un personnage jugé comme handicapé mental devant témoigner des sévices subis de par les ordres des personnes jugées dans le procès. Cette tare mentale n'entre-t-elle pas en résonance avec son homosexualité notoire, jugée elle aussi comme handicap mental dans bon nombre de pays, à commencer par les USA? Seul le personnage de Spencer Tracy joue un rôle fidèle à l'image qu'en ont les spectateurs, mais certainement différente de la réalité, celui d'un personnage intègre, défenseur d'une morale à la fois bienveillante et intransigeante.

Le recours à l'archive
Une des points d'orgue du film se situe au moment du témoignage du procureur. Celui-ci illustre sa découverte des camps par des images tournées dans des camps de concentration dont Bergen Belsen. Ces images ne nous sont pas inconnues. Elles ont notamment été utilisées par Alain Resnais dans Nuit et Brouillard réalisé en 1955. S'il est assez insoutenable encore de voir ces images, on imagine le choc qu'ont pu vivre les spectateurs de 1961. Pourtant, cette présentation n'est pas un artifice du réalisateur. En présentant ces images aux spectateurs de la salle, il ne fait que reproduire ce qui a été fait au cours des procès de Nuremberg, notamment lors du plus célèbre d'entre eux, celui s'étant déroulé d'octobre 1945 à novembre 1946. Dans un documentaire remarquable de Christian Delage (Nuremberg, les Nazis face à leurs crimes), il était expliqué comment les accusateurs ont décidé de projeter ces mêmes images, montées notamment par le cinéaste John Ford, afin d'entrer pleinement dans la réalité des crimes nazis.
Haywood face aux archives
De fait, Kramer, en utilisant le même procédé, joue sur deux réactions temporelles. Celle interne au film, choquant tous ceux présents dans le tribunal, avocats, juges, mais aussi certains accusés. Il s'agissait pour tous peut-être, du premier visionnage de ces images d'une barbarie sans nom. Celle externe au film, les spectateurs, qui se voyaient alors imposer des images qu'ils n'avaient peut-être pas vu, ou seulement en photographies, et certainement coupées du contexte du procès. Par ce procédé, le spectateurs de 1961 sont alors devenus des jurés d'un procès auquel ils ne participent que par procuration. Et l'accusation est implacable. Le procureur commente les images et conclut en dressant méticuleusement le nombre des victimes des camps allemands pour aboutir au chiffre total des Juifs exterminés en Europe, en valeur relative mais surtout en valeur absolue: 6 millions de Juifs éliminés par les Nazis.
Ce travail de mémoire peut être jugé violent voire facile. Il faut cependant rappeler que le souvenir de ce génocide a été plutôt occulté dans l'immédiate après-guerre. Les raisons sont d'ailleurs données dans le film lui-même. L'objectif était de repartir avec une Allemagne non humiliée. Être magnanime, ne pas accabler certains nazis pour pouvoir reconstruire une paix avec une Allemagne non revancharde. Le souvenir de 1918 était certainement encore présent. En réalisant ce film, en osant cette séquence convoquant les archives, Kramer ne désavoue pas les intentions de ne pas écraser l'Allemagne mais resitue la réalité du crime nazi.

Maximilian Schell dans le rôle de l'avocat de Janning
affronte Richard Widmark - le procureur commandant Lawson
Les crimes contre l'humanité en débat?
Le scénario et la mise en scène multiplient les contre pieds pour le spectateurs. Ainsi, la réaction de l'avocat d'Ernst Janning est assez impressionnante. Passé d'abord par un état de sidération, il réagit ensuite en remettant en cause la justification de ces images qui ne pourraient pas être imputées aux accusés, et particulièrement Janning, puisqu'ils n'étaient pas dans ces camps et que par conséquent, ils n'avaient pas participé à l'extermination de ceux qu'ils avaient pu condamner. De même, lorsque la culpabilité des accusés ne fait aucun doute après le visionnage des archives, ceux-ci sont montrés en train de discuter de ce qu'ils ont vu, comme s'ils les découvraient, comme si leurs crimes prenaient forme, comme s'ils étaient inconscients que leurs décisions coupables pouvaient entraîner la mise en œuvre de la Solution finale.
Kramer n'évite donc pas le débat et sombre encore moins dans le manichéisme. Parce que le raisonnement semble tenir. A priori.
C'est avec autant d'intérêt que nous suivons ensuite l'entretien entre Janning et son avocat. Le juge accusé est manifestement bouleversé par ce qu'il a découvert en images. Cette prise de conscience ne l'exonère pas des crimes dont il a été responsable. Mais son avocat nuance la situation en prétendant que le recours aux images d'horreur relève d'un procédé de vainqueur et que la définition d'un droit nouveau est fixé par ceux-ci, oubliant au passage les crimes qu'ils ont pu commettre eux-mêmes. L'argument puissant de montrer des images des bombes atomiques lancées au Japon, à Hiroshima ou Nagasaki, fait alors mouche. Sans montrer des images, les spectateurs ne peuvent s'empêcher d'en imaginer la réalité à l'instar de celles proposées par le procureur lors du procès concernant les camps de concentration.

Un film donc pro-américain? 
ATTENTION - DES RÉVÉLATIONS DE LA FIN DU FILM SONT PRÉSENTES DANS CETTE PARTIE
Le déroulé du film l'intègre formidablement dans un contexte historique lourd.
Le droit international a donné naissances à des notions juridiques nouvelles. Le crime de guerre ou celui contre l'Humanité ont été appliqués aux vaincus alors même que les vainqueurs n'ont jamais été inquiétés de quelque manière que ce soit malgré certains crimes qui auraient pu être jugés selon ces nouveaux critères.
Mais c'est surtout la place des événements internationaux qui est particulièrement intéressante. L'arrière plan narratif fait cas des relations tendues entre les deux super-puissances issues de la Seconde guerre mondiale tout au long du procès. C'est d'abord le coup de Prague qui relate l'intervention soviétique contre le choix démocratique de la Tchécoslovaquie de ne pas s'aligner derrière le leader communiste et Staline. En ce sens, la non réaction occidentale et surtout américaine à cet acte contraire aux principes de l'ONU témoigne de la réalité d'une partition de l'Europe de part et d'autre du fameux rideau de fer. Mais c'est surtout le blocus de Berlin qui permet de montrer un certain parti pris américain du film. Sans image du blocus, même si celles-ci existent, le réalisateur l'illustre notamment par une carte montrant les différentes lignes aériennes utilisées pour approvisionner la zone occidentale de Berlin, ultime rempart du monde libre en plein bloc de l'Est. Le containment de Truman est dans son application la plus stricte.
Pourtant, le jugement approchant, il s'avère que le point de vue diplomatique américain ne correspond pas à celui qui paraît l'emporter dans le cœur du juge qui doit résister aux pressions politiques. Ce tiraillement est d'autant plus important que le spectateur est enclin à une certaine compassion pour Janning qui se différencie des autres accusés, nazis non repentis pour certains, inconscients de leurs actes pour d'autres.
Judy Garland interprète Irène Hoffman, mise soudain en accusation
d'avoir eu des relations avec un vieil homme juif alors qu'elle était mineure.
Au contraire, lui est intervenu pour que cesse l'interrogatoire trop inquisitoire par son propre avocat d'une témoin, le jugeant trop semblable à ceux qu'eux, les Nazis, ont pu hélas commettre. C'est son rejet du nazisme, sa posture vis-à-vis de ses co-accusés qui le plaçait comme ne faisant pas partie de leur monde qui laisse imaginer un soupçon d'humanité chez ce personnage. C'est encore dans un long témoignage qu'il a lui même demandé d'effectuer contre l'avis de son avocat que Janning révèle la nature de ses crimes. Celui d'avoir suivi les lois nazies. Celui surtout d'avoir condamner à mort un homme avant même que son procès n'ait même commencé. C'est enfin face au verdict radical du juge Haywood - Spencer Tracy - qui condamnait tous les accusés à la prison à vie que Janning apparaît une dernière fois étonnamment digne. Plus étonnant, alors que seul un autre juge et le procureur soutiennent la décision d'Haywood, ce dernier est demandé à être rencontré par Janning. Celui-ci lui donne alors son avis sur la condamnation. Il la comprend et retournerait presque la situation en affirmant que c'était la bonne décision. En essayant de se positionner en tant que juge de ses propres crimes, en acceptant le verdict, le spectateur voit encore en lui un être différent du Nazi tortionnaire tel qu'on avait l'habitude de les présenter au cinéma jusqu'alors.
La réponse d'Haywood est pourtant sans appel, pour Janning comme pour les spectateurs. Il lui renvoie en effet son témoignage dans lequel il révélait qu'il avait jugé un homme avant que le procès ne se soit tenu, l'ayant rendu irrécupérable puisqu'il était censé être un juge, donc un défenseur de la loi. En jugeant par anticipation, Janning était bien devenu un Nazi. Le spectateur est saisi à double titre. D'abord parce que l'argument est terriblement efficace. Mais surtout parce qu'il lui enlève toute empathie pour ce juge Nazi qui était redevenu au fur et à mesure du film un juge Allemand pris dans la tourmente de son époque.


Le point de vue du film est donc moral, extrêmement moral, mais ni sur une vision idéologique ni sur une considération religieuse. Il s'oppose au pragmatisme diplomatique. Le jugement de Haywood repose sur la philosophie même de ce que doit être la justice et qui doit animer un juge. Si Janning avait condamné à mort l'accusé après les auditions du procès, il pouvait se prétendre avoir rendu la justice. Peut-être de manière sévère. Mais en étant juge. En jugeant par anticipation, il n'était plus qu'un idéologue jugeant l'autre pour ce qu'il est et non pour ce qu'il a fait. Ce qui répond clairement au crime contre l'Humanité.

Sur ce film, je renvoie à l'excellent article de Michael Asimow  http://usf.usfca.edu/pj//articles/Nuremberg.htm

À très bientôt
Lionel Lacour






2 commentaires: