mercredi 3 avril 2013

La chevauchée des bannis: un pré - Peckinpah?

Bonjour à tous,

tout a été dit semble-t-il sur ce film d'André De Toth, réalisé en 1959. La chevauchée des bannis, mis à l'honneur par le cinéaste Bertrand Tavernier qui a réhabilité ce réalisateur d'origine hongroise dans son livre Amis américains, est un film d'une beauté rare: noir et blanc magistral, travail sur la représentation d'une nature hostile et sauvage comme jamais, thème musical utilisé avec parcimonie et qui soutient véritablement les séquences plutôt que de couvrir l'ensemble du film, casting irréprochable. Réalisé la même année que Rio Bravo (voir à ce propos mon article consacré à ce film), il y a des points communs quant à cette manière minimaliste de représenter l'espace habité. Pourtant, si le premier fut un succès considérable, La chevauchée des bannis fut un échec cuisant, poussant son réalisateur hors d'Hollywood pendant des années et n'y revenant que pour deux films. Comment alors expliquer l'absence de succès pour une œuvre que chacun aujourd'hui considère comme la plus aboutie du réalisateur, et sans conteste un sommet du 7ème art?
La modernité du traitement du sujet n'y est certainement pas pour rien et les spectateurs qui allaient encenser Sam Peckinpah quelques années plus tard n'étaient pas encore ceux qui remplissaient les salles.



Un schéma narratif perturbant
D'emblée, De Toth trouble ses spectateurs en campant une intrigue classique au cœur du générique. Robert Ryan, spécialiste des rôles de personnages durs et pas particulièrement sympathique, incarne le personnage de Blaise Starrett, un éleveur s'étant installé depuis longtemps dans une région sauvage du Wyoming. Il discute alors avec son employé et nous comprenons les deux intrigues: un conflit entre éleveurs et cultivateurs, les premiers s'opposant aux seconds qui veulent mettre des barbelés autour de leur parcelle. La deuxième intrigue porte sur une femme que Starrett aime et qui est désormais mariée au cultivateur Hal Crane. La belle Helen Crane, interprétée par la superbe Tina Louise, semble donc être le personnage clé entre ceux que tout oppose. Pourtant, alors que le spectateur voit l'opposition entre ces deux hommes aboutir déjà à un duel, un élément perturbateur intervient de manière brutale. Dirigée par Jack Bruhn interprété par Burl Ives, une bande de hors-la-loi surgit dans le saloon et interrompt de fait le duel.

S'imposant dans le hameau, exerçant des pressions et brutalités diverses, ils ne sont contenus que par l'autorité de Bruhn qui ne peut empêcher cependant ses hommes de violenter les quatre femmes de la communauté durant une scène de bal particulièrement oppressante, véritable climax du film. C'est alors qu'un troisième acte commence. Starrett propose à Bruhn de l'emmener avec ses hommes par delà la montagne enneigée pour échapper à la cavalerie qui les poursuit depuis qu'ils ont volé la solde de l'armée. La chevauchée des bannis prend alors tout son sens dans cette dernière partie.
De Toth, qui fut pour beaucoup dans l'écriture du scénario, troublait ainsi ses spectateurs, habitués à des trames narratives beaucoup plus simples. De fait, il propose trois histoires dans son film, chacune ayant comme point commun finalement le personnage de Starrett et sa manière de se comporter pour ce qu'il croit être le bien. Si bien que l'opposition entre éleveurs et cultivateurs disparaît aussitôt arrivés les hors-la-loi. Cet enjeu annoncé dès le générique était donc un leurre, comme pour réconforter les spectateurs des années 1950, si consommateurs de westerns, dont ceux de De Toth, et dont les enjeux tournaient très souvent autour de cette rivalité entre éleveurs et cultivateurs. Or celui-ci est évacué très vite, tout comme la rivalité pour Helen Crane. Dès lors, le film change de genre. Du western, il ne reste plus que le decorum et les grands espaces. Mais le fond du film est beaucoup plus psychologique et finalement plus noir.

Un traitement très austère
Ce que chaque spectateur peut observer au premier visionnage de ce film est bien l'absence de vraie joie dans ce film. A aucun moment, le spectateur n'est amené à sourire. Bien au contraire, chaque séquence témoigne de la dureté des temps, de la rigueur du climat, du danger qui menace de toute part. La nature est caractérisée par des panoramiques complets, situant le hameau au centre d'une immensité sauvage dans laquelle les traces de civilisation sont aussi rares que la présence même d'autorité légale. Pas de représentant de l'ordre. Celui-ci est fixé par celui qui est le plus fort. C'est d'abord Starrett qui le rappelle à Crane, racontant comment il a dû faire face aux bandits vingt ans auparavant pour que l'ordre règne. Mais quel ordre? Celui de celui qui dégaine le plus vite, comme le prouve le duel l'opposant à Crane. C'est cette même loi qui est interrogée par Bruhn à son arrivée. "Qui fait la loi ici"? L'absence de shérif ou de toute autre autorité légale est compensée par la présence de celui le plus fort. Désormais, ce sera Bruhn et ses hommes.
Cette sécheresse du traitement est également caractérisée par le hameau lui-même. Les westerns classiques offraient des images de saloons remplis d'entraîneuse, de bouteilles d'alcool ou de joueurs de cartes. Rien de cela dans La chevauchée des bannis. Tout n'est que modestie. Le saloon est d'une consternante rigueur dans lequel on boit du thé ou du café. L'alcool est quasiment absent de l'étagère. Ce qui sert de commerce est lui aussi particulièrement pauvre en victuailles et réserves de toutes sortes. Peu de décoration aux murs, peu de frivolité. Seul un piano se trouve dans le saloon. Tout respire l'ascèse et la lutte pour survivre. Même les rapports amoureux et sentimentaux sont montrés avec une économie de moyen de la part des protagonistes. Seule Helen embrasse vraiment Starrett, mais l'origine du baiser est d'une réelle ambiguïté.

Quant à la longue séquence de chevauchée dans la montagne, elle n'est jamais propice à un quelconque moment de gaieté. Le destin de chacun est scellé et chacun semble le savoir. Starrett sait qu'il n'y a pas de passage. Bruhn le sait aussi mais préfère mourir ainsi. Le jeune Gene suit Bruhn bien que sachant tout du plan de Starrett. Les autres hommes de la bande obéissent à celui qui reste encore leur chef mais ne réfléchissent pas plus loin que ce que leur avidité leur permet. Et la chevauchée se transforme de fait en une longue et éprouvante marche des chevaux dans une neige épaisse. Tout semble lourd pour les protagonistes et De Toth arrive à faire ressentir aux spectateurs la pénible avancée des chevaux ainsi que le froid qui paraît envahir tout l'écran. Cette interminable avancée, sans véritables dialogues ressemble davantage à une fuite en avant de tous les personnages dont nul ne pourrait sortir vivant. L'espace sauvage joue le rôle du représentant de la loi si absent du hameau. Il vient régler son compte à ceux qui ne respectaient pas l'ordre. Cela donne lieu à des plans audacieux pour l'époque montrant des personnages congelés par le froid du blizzard, renforçant s'il le fallait encore l'impression de sévérité du film et du monde dans lequel évoluent tous les protagonistes du film.

Les codes hollywoodiens battus en brèche
C'est bien là que le film touche au paroxysme de sa transgression par rapport aux règles hollywoodiennes fixées par le code Hays. La morale n'est pas sauve dans ce film. Et elle ne l'est pas depuis longtemps. Sauf que De Toth joue avec ce code et le contourne pour mieux rompre avec lui. Pour revenir à la séquence dans le générique, dès ce moment, De Toth joue avec ce code puisque celui-ci indique qu'il ne doit y avoir qu'une intrigue. Or il y en aura une autre à suivre, bien plus sulfureuse qu'une histoire d'amour. Le baiser d'Helen donné à Starrett est déjà en soi aussi une forme de transgression car elle est mariée à Hal Crane mais embrasse son ancien amant. Certes la durée du baiser respecte les normes imposées. Mais c'est un baiser adultère et l'ambiguïté mentionnée plus haut rend ce geste très transgressif. Soit il est adultère, ce qui devrait amener à une condamnation morale du personnage, soit il est intéressé et il relève d'une autre immoralité.
La scène du bal est tout aussi transgressive. Sous prétexte de danser, tous les spectateurs ressentent un malaise à voir se débattre des femmes qui dansent d'un homme à l'autre, secouées et violentées, repoussant les tentatives d'embrassades grossières, autant de tentatives de viol commises sous les yeux de tous, pour l'amusement de ces hors la loi. Le tournoiement de ces corps ne peuvent que suggérer des actes sexuels imposés à ces femmes, scènes immontrables explicitement dans cette Amérique des années 1950 mais que tout spectateur identifie comme une scène criminelle et insoutenable. La réaction de Starrett en est bien la preuve. En proposant de les amener loin du hameau, il veut mettre fin à cette séquence, preuve s'il en était qu'il ne s'agissait pas que de danser.
Une fois partie, la bande doit faire face aux obstacles que représentent les couches de neiges. La chute d'un cheval entraîne celle d'un des cavaliers qui n'a d'autre solution que de tuer sa monture. De Toth lui fait tirer sur le cheval dans un plan intégrant à la fois le tireur et sa victime. Ce plan anodin est pourtant une autre provocation au code Hays qui interdisait ceci pour le meurtre d'un homme. Une telle situation devait être tournée en deux plans pour éviter de magnifier la violence (sic). En filmant la mort du cheval ainsi, De Toth se rit donc de cette règle contraignante, montrant bien de quoi est capable ce bandit. Si bien que son exigence de récupérer un cheval conduit le plus jeune, Gene, à lui céder le sien et à retourner au hameau, avec manifestement peu de chances d'y retourner vivant.

Enfin, alors que les bandits meurent les uns après les autres, blessés, assassinés ou terrassés par le froid, Starrett reste le seul rescapé de la chevauchée. Il n'a pas encore tiré un coup de feu. Alors que l'ensemble du film semblait atteindre un vérisme peu fréquent dans le western en particulier et dans le cinéma américain en particulier, il tourne à ce moment là vers une autre dimension, plus proche de la parabole. D'abord parce que Starrett survit miraculeusement au froid nocturne quand les autres sont morts pétrifiés par le gel. Puis parce qu'il revient au hameau sans porter sur lui la difficulté de l'épreuve. Enfin parce qu'il y retrouve Gene qui a pu revenir à pied et vivant d'où il venait pour y retrouver une jeune femme qu'il aime et qu'il avait protégée comme il pouvait des autres hors la loi. Cette parabole se conclut alors par une séquence à la fois anodine pour un spectateur du XXIème siècle habitué à tant de transgressions au cinéma mais très contestable pour ceux qui se référait au code Hays comme à la Bible. En effet, Gene, dont Starrett a compris qu'il n'avait tué personne de sa vie, était néanmoins un complice de la bande. John Ford a eu à régler ce genre de conflit moral. Dans Le fils du désert en 1948, le personnage incarné par John Wayne a certes sauvé un nourrisson du désert, mais il était un bandit, comme Gene peut l'être. Ford le fait néanmoins condamner, à une peine symbolique certes. Mais il doit payer sa dette à a société. Rien de cela dans le film de De Toth. Gene est protégé par les membres de la communauté, à commencer par Starrett. Sa rédemption manifestement réelle est validée par des hommes et pas par une institution. Il n'y a donc pas de happy end au sens classique du terme puisque, si les autres membres de la bande sont morts, Gene se trouve exempté de toute peine et même de passage devant la justice.

Peckinpah n'est pas loin!
C'est donc un film loin des canons hollywoodiens que De Toth a réalisé en 1959. Avec l'ambiguïté de ses personnages dont Starrett et Bruhn sont les archétypes, avec la morale transgressive de la fin du récit, avec cette manière de perturber sans cesse le spectateur dans ce qu'il doit croire ou ne pas croire des situations ou des personnages. Le recours à la violence comme seul moyen de faire régner l'ordre et sans le recours à un homme représentant cette violence légale contredisait le message que l'âge d'or du western ne cessait d'affirmer, de John Ford à Howard Hawks et bien d'autres encore. Les personnages tous très typés interprétant les bandits semblent être des sortes de préfiguration de l'œuvre de Leone et de Peckinpah. La morale est absente des principaux protagonistes chacun au moins à un moment du film, que ce soit Starrett ou Bruhn, Helen ou les bandits, ces derniers formant une sorte de personnages à eux seuls.
Or faire un film aussi radical dans l'approche esthétique, dans le traitement narratif et dans la morale qu'il faut en tirer était un risque considérable. Leone ne se gêna pas de faire une bonne remise en cause du mythe du western. Mais il était italien. Les spectateurs de Peckinpah n'attendaient que ça et ils en eurent pour leur compte, avec pour point d'orgue La horde sauvage en 1969 avec un certain... Robert Ryan.


Eastwood put alors emboîter le pas avec L'homme des hautes plaines et plus tard Josey Wales, hors la loi. Mais en 1959, les spectateurs regardaient encore Rio Bravo, film plutôt conservateur. En 1960, John Sturges réalisait Les sept mercenaires, préfigurant l'esthétisme et une certaine remise en cause du mythe du western mais où la morale était sauve. En 1961, John Ford revenait avec L'homme qui tua Liberty Valance, qui, s'il  confirmait que parfois l'ordre s'était établi par la violence illégale, du moins imposait-il la suprématie de la loi sur cette violence, quand bien même était-elle légitime.

La chevauchée des bannis était un chef-d'œuvre. Mais le public n'était pas encore prêt à suivre un tel discours, une telle forme. De Toth n'avait que 47 ans et l'échec de ce film empêcha peut-être d'autres productions de cette même qualité de ce réalisateur.

À bientôt
Lionel Lacour


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